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ENTREPRISE, TRAVAIL
La psychologie positive s’intéresse au fonctionnement optimal de l’être humain, au niveau personnel, interpersonnel et institutionnel. Il est possible de repérer plusieurs domaines d’application de cette approche au monde du travail :
- au niveau personnel : valeurs et attitudes, sens et satisfaction au travail, créativité, estime de soi, motivation, sentiment d’efficacité personnelle, gestion du stress
- au niveau interpersonnel : coopération, empathie, attitudes du leader, prévention et résolution des conflits
- au niveau organisationnel : climat organisationnel, empowerment, éthique, gestion de crises, résilience organisationnelle, responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, sentiment de justice.
Il est impossible de présenter dans cette page le vaste ensemble des recherches menées dans ce domaine. Limitons-nous donc à trois aperçus, correspondant respectivement aux trois niveaux précisés ci-dessus :
Le travail comme source de sens
L’attitude des cadres avec leurs collaborateurs
L’éthique de l’entreprise.
Le travail comme source de sens
Le travail est une des manières de donner du sens à sa vie. Par exemple, la sociologue Estelle Morin a demandé à des gestionnaires de lui décrire un travail qui a du sens [1]. Pour la majorité d’entre eux, il s’agit d’une activité productive qui mène à quelque chose, une activité intéressante qui leur fait plaisir, qui les fait se sentir utiles et qui profite aux autres tout en leur permettant de développer leur potentiel. Inversement, un travail qui n’a pas de sens ne mène nulle part, ne correspond pas à leurs besoins ni à leurs intérêts, ou se réalise dans un milieu qui prône des valeurs qu’ils ne partagent pas.
A la question : « Si vous aviez assez d’argent pour vivre confortablement tout le reste de votre vie sans travailler, que feriez-vous au sujet du travail ? », 80 % de ces gestionnaires travailleraient quand même, car cela leur permet d’apprendre et de s’accomplir, d’éviter l’ennui et de donner un sens à leur existence.
Le travail peut fournir l’occasion pour l’individu de créer, de se sentir responsable et autonome comme l’expriment ces diverses remarques tirées d’une enquête au titre significatif Le travail au féminin : une quête de sens [2] : « Le travail est essentiel pour mon être, pour le mental... ça me garde l’esprit en vie parce que j’ai toujours des défis » ; (Le travail), « c’est pour avoir une estime de moi, pour pouvoir me réaliser, avoir des défis et avoir le sentiment de réaliser ou d’avoir accompli quelque chose... Quand je prends une bonne décision, c’est sûr que c’est vivifiant » ; « Si tu aimes ton travail, tu vas être bien, tu vas foncer, tu vas être innovatrice, créatrice. »
Par ailleurs, nous avons besoin de sentir que nous sommes utiles, que nous apportons notre pierre, même modeste, dans la construction du monde dans lequel nous vivons, et l’activité professionnelle est souvent un levier qui facilite cela. Dans l’enquête sur le travail féminin, citée ci-dessus, les femmes interrogées soulignent fréquemment, quel que soit leur âge ou leur métier, que leur activité professionnelle leur donne le sentiment d’aider ou d’être utile. Ainsi, l’une d’elles affirme : « Je ne suis pas capable de me sentir inutile, il faut que je me sente utile ; alors pour moi, c’est dans le travail que je donne cette image-là. J’ai besoin d’apporter quelque chose aux autres, pour moi, c’est important [3]. »
L’attitude des cadres avec leurs collaborateurs
Daniel Ames et Francis Flynn, de l’université Columbia, se sont penchés sur le lien existant entre l’affirmation de soi des cadres et leur efficacité [4]. Pour ces chercheurs, un niveau élevé d’affirmation de soi peut procurer certains bénéfices, mais risque fort de réduire la qualité des relations interpersonnelles. Dans ce cas, les cadres sont généralement perçus comme moins sympathiques.
Ces auteurs ont mené une recherche auprès de 213 personnes qui ont parlé de leur supérieur hiérarchique. Le résultat est très clair : les cadres qui manifestent un niveau moyen d’affirmation de soi sont considérés comme étant les meilleurs leaders (meilleure efficacité, plus grande satisfaction des employés de travailler avec ces cadres, plus de succès futurs envisagés).
Affirmation de soi
Cette courbe montre que la meilleure situation a lieu lorsque le cadre manifeste une affirmation de soi modérée. Trop peu d’affirmation de soi (à gauche de la figure) ou trop (à droite) conduit à une faible efficacité du cadre, aux yeux des collaborateurs.
L’effet positif de ce niveau moyen d’affirmation de soi chez un cadre ne signifie pas forcément que celui-ci agit toujours de cette façon ; il semble plutôt que ce mode de relation (ni compétitif, ni soumis) lui permet d’utiliser un plus large éventail de comportements, en s’adaptant aux personnes et aux situations.
Dans son ouvrage « De la performance à l’excellence » [5], Jim Collins constate l’impact de l’humilité dans le leadership. Les entreprises qui obtiennent de hautes performances sur de longues périodes ont certaines caractéristiques communes, en particulier le fait d’être dirigées par des managers ayant une forte volonté professionnelle, mais qui sont humbles, voire effacés. Ils ressemblent plus à Lincoln et Socrate qu’à César. Ils ont certes de l’ambition, mais utilisée au service de l’entreprise plutôt qu’à leur succès personnel. Des situations problématiques telles que le vol ou les malversations financières sont rares dans les entreprises dirigées par de tels leaders.
L’un des concepts les plus intéressants à ce sujet est celui du « leadership serviteur », proposée par Robert Greenleaf, qui a écrit ses convictions après une longue carrière de manager [6]. Il a tiré son inspiration du livre d’Herman Hesse Le voyage en Orient, dont la figure centrale est Léo, qui accompagne un groupe d’hommes dans un voyage initiatique. Tout fonctionne bien jusqu’au moment où Léo disparaît. Le groupe sombre alors dans la confusion et le voyage est abandonné. Ils ne peuvent le réaliser sans la présence rayonnante de Léo. Le narrateur, après quelques années d’errance, retrouve Léo et est introduit dans l’Ordre qui a organisé le voyage. C’est alors qu’il découvre que Léo, qu’il avait pris pour un serviteur, était en fait le maître spirituel de l’Ordre, un grand et noble leader.
Greenleaf tire de ce roman la leçon que « le grand leader est d’abord perçu comme un serviteur, et que ce simple fait est la clé de sa grandeur » [7].
Selon Greenleaf, « un nouveau principe moral émerge selon lequel la seule autorité méritant la loyauté est celle qui est accordée librement et en connaissance de cause au dirigeant par le dirigé, à la mesure de la stature de service du leader. Ceux qui choisissent de suivre ce principe n’accepteront pas mollement l’autorité des institutions existantes, mais répondront librement seulement aux individus comme leaders, car ils leur font confiance comme serviteurs. Dans la mesure où ce principe prévaut dans l’avenir, les seules institutions vraiment viables seront celles qui seront essentiellement conduites par des serviteurs. » [8]
Le concept de leadership serviteur commence à faire l’objet de recherches universitaires. Celles-ci confirment que cette attitude est corrélée à divers aspects positifs du fonctionnement organisationnel : efficacité des équipes, empowerment et satisfaction des collaborateurs [9].
Voici un exemple concret de l’impact d’une attitude respectueuse dans le monde du travail. Une équipe d’universitaires, spécialistes du management, a interrogé 96 étudiants en recherche active d’un emploi à plein temps [10]. Avant leur premier entretien d’embauche, les facteurs les plus importants de la décision aux yeux de ces jeunes sont le travail lui-même, la culture organisationnelle, les perspectives d’évolution de carrière, les indemnités, les bénéfices et la formation.
Mais la rencontre avec des recruteurs va radicalement modifier leur hiérarchie des critères. Les indemnités, mentionnées auparavant comme importantes par la majorité des étudiants, ont finalement bien moins de poids au moment de prendre la décision. Ce qui devient prioritaire, c’est l’attitude manifestée par les recruteurs envers le candidat. 83 jeunes sur 96 ont estimé que celle-ci était un élément important de leur décision. Ainsi, un étudiant en ingénierie a déclaré : « La manière dont on est traité durant le recrutement est un bon indicateur de la façon dont l’entreprise traite ses employés ». Et un autre : « Ils m’appelaient régulièrement pour voir si j’avais des questions. Cela montrait que je les intéressais vraiment ».
Ainsi, les éléments relationnels jouent un rôle essentiel dans l’acceptation ou le refus d’un poste par un candidat : sur les 36 étudiants ayant signalé un traitement positif au cours du recrutement, 31 ont accepté la proposition qui leur a été faite. Au final, l’essentiel est que la personne sente qu’on souhaite vraiment qu’elle vienne travailler dans cette entreprise, qu’elle y est attendue.
L’éthique de l’entreprise
Dans son livre L’avantage moral [11], William Damon, professeur à l’université Stanford, raconte que, dans sa jeunesse, il a reçu deux types de conseils, contradictoires, sur la manière de conduire sa vie professionnelle. D’un côté, l’idéalisme : « Vise haut ; fais ce que tu crois (ou ce que tu aimes) ; agis toujours d’une manière dont tu puisses être fier, etc. » ; d’un autre côté, le « réalisme », voire le cynisme : « Ne mords pas la main qui te nourrit ; les gens sympas finissent bons derniers, etc. ».
Il a écrit cet ouvrage pour montrer qu’il est possible de réussir en affaires sans faire de compromis avec ses principes. Toutefois, précise-t-il, « Je ne dis pas que ceux qui agissent moralement gagnent nécessairement le plus d’argent. (…) Il y a des escrocs qui gagnent beaucoup d’argent et d’autres qui gagnent peu, ils y a des gens moraux qui gagnent peu d’argent et d’autres qui en gagnent beaucoup. »
Ce qui intéresse William Damon, c’est de comprendre comment des chefs d’entreprise réussissent dans le sens le plus large possible : comment ils atteignent leurs objectifs financiers, tout en se sentant fiers de leur travail et de leur contribution à la société. Sa conviction, à la fin de son enquête menée auprès de 48 dirigeants d’entreprise qui ont su tenir les deux bouts de la chaîne, est que, seuls les dirigeants qui adoptent une approche morale, en restant fidèles à leurs convictions et à leurs aspirations les plus hautes, ont une carrière qui est réussie dans ces multiples facettes.
Selon lui, le point de départ, si l’on veut découvrir et maintenir ses critères éthiques, consiste à se poser trois questions :
Quoi ? Qu’est-ce que j’essaie d’atteindre ?
Pourquoi ? Pourquoi est-ce que j’essaie de l’atteindre ?
Comment ? Comment j’y parviens ?
Si l’on trouve des réponses claires et honorables à ces trois questions, alors l’éthique suivra naturellement, sans faire d’efforts particuliers. Or, beaucoup de chefs d’entreprise focalisent leur énergie sur le « Comment ? » (Comment augmenter la productivité, la rentabilité, etc.) au point d’en oublier le « Pourquoi ? » (Pourquoi poursuivre cet objectif ? Pourquoi agir de cette manière ?). Ce sont précisément les questions de type « Pourquoi ? » qui nous aident à réaliser nos aspirations les plus élevées.
Max DePree, l’un des chefs d’entreprise qu’il a rencontrés lui a ainsi déclaré : « Le leadership dépend des questions que l’on se pose. Et la première question pour un leader est toujours : "Qui veux-je être ?" et non "Que vais-je faire ?" ».
Certes, les questions « Pourquoi ? » sont plus implicantes et la réponse est bien plus difficile à découvrir qu’une question comme « Que pouvons-nous mesurer ? ».
Pour William Damon, cette perspective modifie radicalement la façon dont les décisions sont prises dans l’entreprise. Garder les questions « Pourquoi ? » à l’esprit permet notamment de résister aux inévitables pressions vers les résultats à court terme et aux tentations d’agir de façon non éthique, et d’adopter une vision à long terme.
En tant que psychologue, il a rencontré des centaines de personnes qui ont quitté ou qui s’apprêtent à quitter leur carrière dans les affaires pour entrer dans un autre parcours professionnel. Derrière la diversité des parcours individuels, il a constaté un point commun chez la plupart de ces individus : ils ont quitté leur emploi car ils ne supportaient plus d’être forcés d’abandonner des valeurs qui leur tenaient à cœur. Ce qui conduit Damon à proposer que les succès professionnels les plus significatifs et les plus durables dépendent de la décision de ne pas accepter de compromis dans nos convictions morales.
William Damon décrit le parcours de plusieurs dirigeants, dont Max DePree, qui a été PDG de l’entreprise Herman Miller de fournitures de bureau. Sous sa direction, la société a été classé première en productivité de la liste Fortune (classement annuel des grandes entreprises mondiales)
Peu de temps après sa nomination, DePree a convaincu l’entreprise d’introduire un système d’actionnariat salarié, permettant ainsi aux ouvriers de posséder une part du capital de la société. Il considérait cette décision à la fois comme un impératif moral envers les salariés et comme un avantage pragmatique pour l’entreprise.
DePree a également mis au point ce qu’il a appelé le « parachute argenté », dont le principe est bien différent du parachute doré qui ne récompense que quelques dirigeants. Tout employé en poste dans l’entreprise depuis un an rejoint le groupe de parachute argenté ; s’il y a une OPA hostile, il sera indemnisé en fonction du temps déjà passé dans l’entreprise et de son salaire. Comme pour le programme d’actionnariat salarié, cette décision répondait à une double intention ; d’une part, un objectif très pratique, consistant à maintenir le contrôle de l’entreprise dans les mains de l’équipe dirigeante ; d’autre part, un objectif moral de justice. Selon DePree, « Nous avons dit que l’on ne peut pas justifier l’équité du fait que cinq ou six personnes au sommet aient un parachute doré en cas d’OPA hostile ; on ne peut défendre cela que si tous les gens dans l’entreprise ont une certaine sorte de parachute. (…) C’était la chose juste à faire pour l’ensemble du personnel. Cela a aussi généré un coût supplémentaire pour les acquéreurs potentiels. S’ils voulaient prendre le pouvoir, ils devaient payer ce coût, ce qui a aidé à empêcher l’idée d’OPA hostile. Mais, voyez-vous, ce n’était pas initialement destiné à prévenir une OPA. C’était initialement destiné à apporter de l’équité. » [12]
Selon DePree : « On ne peut pas diriger une bonne entreprise sans confiance, et on ne peut pas bénéficier de la confiance des autres si on ne leur fait pas confiance ».
Comme précisé plus haut, les lignes qui précèdent ne font que tracer quelques pistes. Les recherches sur les organisations « positives » se développent à un rythme accéléré dans de nombreux pays du monde et ont déjà donné lieu à plusieurs ouvrages universitaires collectifs.
1. Morin E. (1997). Le sens du travail pour des gestionnaires francophones, Psychologie du travail et des organisations, 3 (3-4), 26-45.
2. Spain A., Bedard L & Paiement L. (1997). Le travail au féminin : une quête de sens, Psychologie du travail et des organisations, 3 (3-4), 74-88. Les deux citations viennent de la page 78.
3. Idem, p. 81.
4. Ames, D. R., & Flynn, F. J. (2007). What breaks a leader : The curvilinear relation between assertiveness and leadership. Journal of Personality and Social Psychology, 92, 307-324.
5. Collins J. (2009). De la performance à l’excellence, Village mondial.
6. Greenleaf, R. K. (1977). Servant leadership. Mahwah, NJ, Paulist Press.
7. Idem, p. 7.
8. Greenleaf, op. cit., p. 10.
9. Cerit Y. (2009). The Effects of Servant Leadership Behaviours of School Principals on Teachers’ Job Satisfaction, Educational Management Administration & Leadership, 37 (5), 600-623. Irving, J. A. (2005). Exploring the relationship between servant leadership and team effectiveness. Paper presented at the Servant Leadership Research Roundtable, Regent University, School of Leadership Studies.
10. Boswell W. R , Roehling M. V., LePine M. A. & Moynihan L. M. (2003). Individual job-choice decisions and the impact of job attributes and recruitment practices : a longitudinal field study, Human resource management, 42 (1), 23-37.
11. Damon W. (2004). The moral advantage, How to succeed in business in doing the right thing, San Francisco, Berrett-Koehler Publishers.
12. Idem, p. 28-29.
par Jacques Lecomte
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© Jacques Lecomte - http://www.psychologie-positive.net
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